La cuisine de La Maison du Père bourdonne d’activité bien avant le lever du soleil. Le chef Martin Girouard évolue avec une précision méthodique, orchestrant la préparation de plus de 500 repas qui nourriront aujourd’hui la population itinérante de Montréal. Ses mains, portant les marques de décennies passées dans des cuisines professionnelles, découpent habilement les légumes pendant qu’il lance des instructions à son équipe – un mélange de cuisiniers professionnels et de résidents du refuge qui acquièrent de précieuses compétences culinaires.
« Les principes de base restent les mêmes, que l’on cuisine dans un restaurant cinq étoiles ou dans la cuisine d’un refuge, » me confie Girouard en ajustant l’assaisonnement d’une énorme marmite de ragoût copieux. « La différence, c’est la récompense. Ici, tu ne fais pas que nourrir quelqu’un – tu lui offres de la dignité. »
Ce dévouement n’est pas passé inaperçu. La semaine dernière, la Fondation des arts culinaires de Montréal a lancé une nouvelle initiative célébrant les héros méconnus de la scène gastronomique de notre ville – les chefs qui préparent quotidiennement des milliers de repas dans les refuges et les cuisines communautaires de la métropole.
Le programme « Nourrir les communautés » offrira une formation spécialisée, des subventions pour l’équipement et des opportunités de développement professionnel aux équipes culinaires de cinq grands refuges montréalais. La Maison du Père, la Mission Old Brewery, la Mission Bon Accueil, l’Accueil Bonneau et Dans la rue sont les premiers participants à ce que les organisateurs espèrent devenir un programme annuel.
« Ces chefs font face à d’incroyables défis – budgets serrés, ingrédients limités, volume massif – et pourtant ils créent chaque jour des repas nutritifs et réconfortants, » explique Marie-Claude Lortie, directrice générale de la fondation et ancienne critique gastronomique. « Ils méritent d’être reconnus aux côtés des chefs de restaurant célèbres. »
Lors de ma visite à La Maison du Père, je suis témoin de la remarquable créativité née de la nécessité. Le déjeuner d’aujourd’hui transforme des produits donnés par le Marché Jean-Talon et du pain excédentaire de Première Moisson en une élégante ratatouille servie avec une focaccia aux herbes fraîchement cuite.
« On reçoit ce qu’on reçoit, pis on s’arrange avec, » dit Girouard avec un haussement d’épaules modeste qui ne laisse rien transparaître de l’impressionnante alchimie culinaire qui se déroule dans sa cuisine.
De l’autre côté de la ville, à la Mission Old Brewery, la chef Suzanne Desrochers fait face à des défis similaires avec une détermination égale. Après 15 ans dans des restaurants d’hôtels haut de gamme, elle a effectué un virage professionnel qui a surpris ses collègues mais qui a répondu à un objectif plus profond.
« J’étais tannée de garnir des assiettes de micropousses pour des gens qui peuvent se permettre de manger n’importe où, » admet Desrochers, ses mains formant habilement des pains de viande. « Ici, chaque repas compte. Quand quelqu’un n’a pas mangé depuis des jours, la façon dont tu prépares cette nourriture devient encore plus importante. »
La nouvelle initiative de la fondation reconnaît ce travail essentiel tout en apportant un soutien pratique. Chaque refuge participant recevra 15 000 $ pour la mise à niveau des équipements de cuisine, ainsi que des ateliers de perfectionnement professionnel dirigés par d’éminents chefs montréalais, dont Normand Laprise de Toqué! et la chef-activiste Christine Tizzard.
« Il s’agit de partager des techniques qui maximisent la nutrition et la saveur tout en travaillant avec des ressources limitées, » explique Tizzard. « Mais honnêtement, ces chefs de refuge pourraient tous nous apprendre quelque chose sur la débrouillardise. »
Le programme vise également à créer des voies vers l’emploi. Selon les statistiques d’Emploi-Québec, l’industrie de la restauration montréalaise fait actuellement face à une pénurie d’environ 5 000 travailleurs en cuisine. En offrant des certifications professionnelles tant au personnel des refuges qu’aux résidents qui aident à la préparation des repas, l’initiative contribue à combler cet écart.
À la Mission Bon Accueil, cet aspect de l’emploi prend déjà racine. Leur programme de formation en cuisine a aidé 17 anciens usagers du refuge à décrocher des emplois dans des restaurants ou des services alimentaires institutionnels au cours de la dernière année seulement.
« La cuisine est devenue ma salle de classe, » raconte Michel Tremblay, qui est arrivé à la Mission il y a deux ans après avoir perdu son appartement à la suite d’un accident de travail. Aujourd’hui, il travaille comme cuisinier dans un bistro achalandé du centre-ville. « Le chef m’a appris plus que des recettes – il m’a appris à croire en moi à nouveau. »
La reconnaissance de la fondation arrive à un moment crucial. La population itinérante de Montréal a augmenté de près de 30 % depuis 2018, selon le recensement le plus récent de la ville. Les cuisines des refuges servent plus de repas que jamais, souvent avec des budgets qui n’ont pas suivi l’augmentation du coût des aliments.
« On voit des gens qui n’auraient jamais imaginé avoir besoin de nos services, » explique Jean-Marc Fontin, directeur de l’Accueil Bonneau. « Nos chefs comprennent qu’un bon repas offre non seulement de la nutrition, mais aussi un moment de normalité et de réconfort. »
De retour à La Maison du Père, le service du dîner commence. Des hommes de tous âges font la queue tandis que le chef Girouard et son équipe servent les portions avec soin et une conversation amicale. La ratatouille reçoit des compliments qui rendraient fier n’importe quel chef de restaurant.
« Parfois, on se concentre tellement sur la fameuse scène gastronomique montréalaise qu’on néglige ces professionnels culinaires qui accomplissent un travail extraordinaire chaque jour, » souligne Lortie. « Ils nourrissent les corps et les âmes avec le même soin. »
En partant, Girouard planifie déjà le menu de demain, travaillant autour d’un arrivage de légumes racines et de poulet. Sa créativité et son engagement me rappellent que l’excellence culinaire à Montréal s’étend bien au-delà des restaurants réputés qui attirent l’attention internationale.
Dans les cuisines des refuges de notre ville, ces chefs prouvent quotidiennement que cuisiner avec soin est peut-être l’expression la plus significative de la célèbre culture gastronomique montréalaise – une assiette copieuse et digne à la fois.